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NOTRE SÉLECTION DE POÈMES : Dana SHISHMANIAN


La salle d'attente


Une fille accompagnant sa mère
une mère accompagnant sa fille
deux copines
deux cousines
deux (belles) sœurs
deux consœurs
une par une
elles s'assoient sur les chaises alignées le long du couloir
tels des oiseaux au commérage
sur les lignes de télégraphe
(cette métaphore est depuis longtemps
obsolète)
elles papotent
elles crochètent
elles feuillettent
elles enquêtent
elles grignotent
elles pianotent
même sur leurs ordis
y a que moi qui n'ai pas à faire
qui ne s'ennuie pourtant pas
qui n'est pas là
qui écoute à l'intérieur
d'un fil de télégraphe invisible
les conversations des anges
tandis que de l'eau coule d'une fontaine
inaudible
à grands flots

Dana SHISHMANIAN

Baignade


Je goûte la pluie
au sortir d'une thérapie
je prends une poignée de neige
et j'en mange
en rêvant de la manne du désert
j'ai faim de pain
du pain d'antan
du pain de l'avent
les odeurs du four me reviennent de l'enfance
mes narines en raffolent
je plonge mes mains et mes bras jusqu'aux aisselles
dans l'air dense comme une eau de mer en hiver
j'ai froid jusqu'à la brûlure
qui touche par l'intérieur mon cerveau animal
mou et agile comme les yeux du lièvre
coincé sous les pattes du loup
je tremble est-ce la peur ou l'extase
de mourir
livrée à l'éternel
c'est un loup j'en suis sûre
après tout
les Vikings le savaient
goûter la vie gouter la mort
c'est si simple si bon si délicieux
on est enfin là de retour
dans l'amnios limbique
où  nage heureux inconscient et omniscient
ni né ni non né
l'embryon

Dana SHISHMANIAN


Voyage spatial


Installez-vous confortablement
dans les fauteuils télécommandés
comme dans une cabine spatiale
le voyage durera longtemps
relevez le support pour vos jambes
rabaissez le dossier
recalez le coussin sous vos nuques
réglez les bras du fauteuil sous vos bras
préparez vos bouquins vos carnets de notes pour les avoir
sous la main
et ensuite
attachez vos ceintures
mieux vaut fermer les yeux
au moment du décollage
sinon cela vous fait tourner la tête
vous êtes dans un vertige de vent cosmique
de feu interstellaire
des picotements aigus dans vos membres
jusqu'au bout des ongles
vous font sentir la vitesse
vos tissus sont étirés
vos cellules s'espacent
votre sang s'étiole
et s'étale partout
ne connaissant plus les limites de votre corps
vous ne sentez d'ailleurs plus votre corps
ou plutôt
vous sentez l'espace comme étant votre corps
vous êtes perdus où vous êtes
vous ne savez plus qui vous êtes
si vous êtes
vous n'avez pas peur
vous êtes à l'extérieur du vapeur
vous tombez
vous montez
vous gonflez
vous rétrécissez
vous êtes immobiles
et l'univers à la vitesse de la lumière
tourne en vous
faisant des bonds
de moins à plus infini
repassant sans cesse
du big-bang au big-crunch
vous êtes
vous n'êtes pas
vous n'est pas
je n'est pas
personne n'est
tout est personne
tout est tout
rien est
rien
rit

Dana SHISHMANIAN

Le salon de chimio


Plongée dans un fauteuil-lit
réglable
modulable
comme en soi-même dans un rêve
avoir la faculté de changer légèrement
d'assise d'inclinaison de l'axe
de ta planète terre intérieure
de perspective cosmique
se laisser pénétrer par la jugulaire
d'un sang nouveau
qui déboulonne dans ton cœur
intempestivement
qui se répand instantanément
dans chaque terminaison capillaire
sous ta peau
des bouts des onglets des orteils
aux racines de tes cheveux
tu es remplacée
renouvelée
c'est une passation de pouvoirs
une initiation
une cérémonie du thé
t'es une tasse
ci-gisant sur la terrasse d'un solarium – bizarre
je me sens comme rentrée dans le livre
au sanatorium de la Montagne Magique
et toutes ces femmes devant moi
sur les bords de ce carré miraculeux
une vieille dont je devine clairement le visage
de jeune fille blonde paysanne à seize ans
une trentenaire cadre d'entreprise
au portable accroché à l'oreille
sous son casque réfrigérant
une bonne mère de famille
endormie
qui ainsi
se repose pour une fois
une coquette sexagénaire
sexogène
à la belle perruque
qu'elle prolonge sur sa nuque
d'un foulard étendard
savent-elles toutes quelle chance elles ont
d'être aujourd'hui avec moi
au salon de beauté
de l'éternité
on va nous rénover
et on n'aura plus jamais plus jamais
peur de tomber

Dana SHISHMANIAN


La traversée


Oui pour la première fois
je sais le titre de mon poème à l'avance
c'est la traversée
de mon corps par mon corps
mais ce qui s'envole ce n'est pas la chair
comme une pierre jetée à travers la rivière
c'est tout qui bouge à travers moi
alors que mon corps gît lourdement telle une galette
c'est le mouvement par l'immobilité
la traversée sans bouger
l'univers tout entier avance vers moi
se fait trancher
comme la chair tendre d'une biche
par une lame préhistorique en silex
je suis cette lame
coupant comme une douleur
mon corps cosmique qui me traverse
sur une trajectoire partielle de ruban de Moebius
je vois l'œil de l'univers venir vers mon œil
en diagonale
et tout d'un coup la grande peur me prend
de me confondre dans le néant
tunnel qui s'ouvre dans cet œil vertigineux
et m'entraîne tel un puits sans fond
dont on ne sait s'il descend ou s'il monte
c'est alors que tel un bateau au vent solaire
mon être se desserre et dodelinant se lance
comme sur la cime d'une vague gonflée
sur la poitrine généreuse de la mer

le temps d'une éternité je tombe je monte
je vois comme une lueur de l'aube au bout de la nuit
et cet instant même suspendu virtuel coïncide oui je le sais
avec la compréhension de l'univers
comme une bouteille de Klein
alors que le tunnel s'élargit vers l'immensité
du côté extérieur
je sais je me sentirai projetée en mille morceaux
pulvérisée dans le vide à la périphérie
ensuite une centrifuge me ramènera à l'entrée
du tunnel intérieur
là je resterai un moment
comme la lame d'une pierre en silex
oscillant dans l'air
puis je couperai l'œil de l'univers
et tout recommencera
la traversée du tout par moi
la traversée de moi par tout

Bois et mange ceci est mon sang et ma chair

Dana SHISHMANIAN

La fugue



Ma joie vous ne la connaîtrez pas
là où je danse vous ne me suivrez pas
mes pantoufles usées vous ne les retrouverez pas
mes plaisirs vous ne les éprouverez pas
mes poèmes vous ne les lirez pas
j'ai décidé de partir
en moi-même
dans mon rêve à moi
dans ma vie à moi
dans ma mort à moi
dans ma pensée à moi
dans ma langue à moi
n'y entreront
que des gens que je ne connais pas
des gens qui ne me connaissent pas
qui n'ont cure de moi
ma porte cachée ne se fermera pas
ne s'ouvrira pas
elle sera là
pour qui entre et sort
sans passeport

Dana SHISHMANIAN







Textes extraits du
recueil inédit
"Poèmes de l'avent"



Née en Roumanie, diplômée de l'Université de Bucarest avec une thèse de maîtrise en littérature comparée, Dana SHISHMANIAN vit et travaille en France depuis 26 ans.
L'écriture et en particulier la poésie l'ont accompagnée avec intermittence au travers des expériences de la vie. Membre de l'association de poésie Hélices, elle a débuté dans la revue sur le net Le Capital des Mots d'Éric Dubois et publié aussi dans Comme en poésie, Arpa, Décharge, Esprits poétiques (Hélices), sur le site et dans l'anthologie Francopolis 2008-2009, et dans RAL,M (Le Chasseur Abstrait éditeur).
Un premier recueil, représentant une sélection, due au poète Emmanuel Berland, d'un volume plus ample intitulé Exercices de résurrection, est paru en octobre 2008 dans la collection « Poètes Ensemble » d'Hélices.
Elle a animé récemment la collecte de poèmes pour susciter des dons en faveur des victimes du séisme du 12 janvier 2010 qui a frappé Haïti (le recueil Poètes pour Haïti, diffusé sur Internet, et présenté au Printemps des poètes à Paris : www.haiti2010-secourspoetique.net).
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Poèmes publiés sur le site internet lemanoirdespoetes.fr